Bertrand Pauvert, in Annuaire 2016 du droit de la sécurité et de la défense, Mathieu Conan & Béatrice Thomas-Tual dir., Mare-Martin, 2016, pp. 359-374.
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Résumé : La récurrence d’attentats terroristes réalisés par des individus portant la nationalité française a conduit à l’essor de discours relatifs à l’existence d’un « ennemi intérieur ». Or, cette notion a fait l’objet d’une évolution passant de la désignation d’un ennemi « à l’intérieur » (un ennemi extérieur vivant dans le pays) à celle d’un ennemi « de l’intérieur » (un ennemi faisant proprement partie du corps social). L’examen de l’histoire révèle que de tels ennemis ont toujours vu leurs droits progressivement amenuisés et parfois anéantis, car l’élimination d’un ennemi intérieur est une condition de survie du point de vue de l’existence de la Cité.
Mots-clés : Allégeance – Bannissement – 5e colonne – Citoyenneté – Déchéance – Guerre – Indignité – Mort civile – Nationalité – Trahison – Sécurité
L’ennemi intérieur
À qui veut bien s’y arrêter un instant, l’idée même d’un « ennemi intérieur » semble plus que curieuse, tant il est vrai que l’État constitue par nature une communauté politique reposant sur la concorde en son sein ; situation ayant pour effet de rejeter l’ennemi en dehors de ladite communauté.
Cette réalité est ressentie de manière quasi intuitive par les auteurs les plus anciens et l’on en trouve mille traces, de l’Antiquité jusqu’au modernes. Aristote l’écrivit de manière absolument claire dans son Ethique à Nicomaque : « l’amitié semble aussi constituer le lien des cités, et les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix qu’à la justice même : en effet, la concorde, qui paraît bien être un sentiment voisin de l’amitié, est ce que recherchent avant tout les législateurs, alors que l’esprit de faction, qui est son ennemie, est ce qu’ils pourchassent avec le plus d’énergie »[1]. Allant plus loin encore, Platon va jusqu’à assimiler le conflit entre Grecs à une véritable maladie : « je prétends en effet que les Grecs appartiennent à une même famille et sont parents entre eux, et que les barbares appartiennent à une famille différente et étrangère. (…) Par suite, lorsque les Grecs combattent les barbares, et les barbares les Grecs, nous dirons qu’ils guerroient, qu’ils sont ennemis par nature, et nous appellerons guerre leur inimitié ; mais s’il arrive quelque chose de semblable entre Grecs, nous dirons qu’ils sont amis par nature, mais qu’en un tel moment la Grèce est malade, en état de sédition, et nous donnerons à cette inimitié le nom de discorde »[2].
L’idée d’un ennemi intérieur est tellement étrangère au monde antique qu’à Rome, c’est par une forme de fiction que l’on écarte cet ennemi intérieur de la communauté des citoyens. Certes, il existe bien chez les romains un concept d’hostis publicus [ennemi public] qui « désigne aussi bien les ennemis étrangers de Rome que l’ennemi intérieur qui transgresse la loi de la communauté politique »[3], mais, dans ce dernier cas, le citoyen en cause franchit la mesure de l’inimicus pour devenir hostis, se retranchant par ses actes de la communauté politique romaine. Cela signifie bien que l’on cherche, conceptuellement, à mettre cet ennemi intérieur hors de Rome, afin de pouvoir le traiter comme un ennemi intrinsèque, comme un véritable étranger[4]. Une logique semblable se distingue à l’occasion de la désignation d’un homme comme sacer, acte qui traduit « une exclusion ou un bannissement de la communauté civique (…) pour un motif judiciaire, négatif (puisque l’homo sacer peut être tué par tout un chacun) »[5].
Cela est nécessaire tant il est vrai que toute Cité divisée contre elle-même périra[6] et que « l’unité politique d’une collectivité a, en effet, pour fondement la suppression des ennemis intérieurs et l’opposition vigilante aux ennemis extérieurs »[7]. L’inimitié politique se voit donc réservée à la sphère de l’extérieur, la concorde régnant au sein de l’État et l’ennemi ne pouvant être qu’en dehors de celui-ci ; qui plus est, celui qui dans l’État met en cause ladite concorde, se met « hors la loi » et méritant la qualité d’ennemi, se voit mis en dehors de la Cité. Comme le relevait Rousseau, le pacte liant entre eux les citoyens pour donner corps à la Cité a pour raison d’être la pérennité et de ses membres et de la société elle-même[8] et qui le viole se retranche de la société, méritant d’être déclaré ennemi et poursuivi en tant que tel[9].
L’ennemi intérieur ne saurait donc trouver de place au sein de l’État. Pour autant et à rebours de ces considérations, force est de constater que, tant l’expression même d’un « ennemi intérieur », que l’idée qu’elle recouvre, tendent à envahir notre environnement quotidien[10]. Or, l’existence d’un ennemi -et non plus d’un simple adversaire- à l’intérieur même de l’État constitue bien une grave source de dangers pour la communauté politique, la prémisse à sa disparition même. De ce fait, l’utilisation de l’expression « ennemi intérieur », loin d’être neutre ou simplement médiatique, sous-entend bien l’existence de graves menaces affectant la survie même de l’État. Elle exprime l’idée qu’existerait au sein même de l’État, une fraction de la population conspirant, si ce n’est à la destruction de l’État en tant que tel, tout au moins à sa subversion, c’est-à-dire au renversement absolu de ses valeurs et de ses principes afin de les remplacer par d’autres.
Or, c’est depuis les plus hauts sommets de l’État, qu’est dénoncée la présence d’un « ennemi intérieur » minant la nation et s’attelant à sa destruction ; en effet, pour Manuel Valls, la France est confrontée à une « guerre de civilisation »[11], guerre dans laquelle, l’ennemi apparaît d’un type nouveau, extérieur comme à l’accoutumé, mais également intérieur. « Nous faisons face à un ennemi extérieur au Mali, nous faisons aussi face à un ennemi intérieur qui est le fruit d’un processus de radicalisation »[12] ; tenus initialement comme ministre de l’intérieur, ces propos ont été fréquemment réitérés en tant que Premier ministre[13], sans d’ailleurs qu’ils ne soient jamais démentis par le chef de l’État[14]. L’utilisation récurrente de cette expression n’est d’ailleurs pas le seul fait des dirigeants de l’État, mais elle se retrouve également dans le discours de nombreux responsables de l’opposition comme notamment Christian Estrosi[15] ou Nadine Morano[16] et bien évidemment dans celui de la droite radicale[17].
Sans s’interroger ici sur la pertinence de l’utilisation de l’expression, chacun constatera qu’existe aujourd’hui en France un discours objectif d’hostilité à la nation ainsi qu’aux valeurs la structurant[18]. Il devient dès lors nécessaire d’engager une réflexion sur les enjeux et la portée de cette notion d’ennemi intérieur. Parler d’un ennemi intérieur suppose d’abord de déterminer celui-ci, c’est-à-dire de savoir qui est cet ennemi intérieur (I) ; cette opération effectuée, il s’agit d’en envisager les conséquences. La désignation de l’ennemi intérieur a pour effet de lui apporter un traitement juridique visant à le réguler (II).
I. La détermination de l’ennemi intérieur
Tel Janus, l’ennemi intérieur possède deux visages que l’on peut facilement distinguer dans notre histoire. Classiquement, l’ennemi intérieur est d’abord un ennemi à l’intérieur, c’est-à-dire que cet ennemi intérieur est le prolongement au sein des frontières de l’État d’un ennemi se situant à l’extérieur (A). Plus récemment, l’ennemi intérieur a pris une seconde signification, il tend alors à être un véritable ennemi de l’intérieur, métastase affectant le corps social (B).
A. L’ennemi à l’intérieur
Historiquement, celui qui mérite de se voir qualifié d’ennemi intérieur, c’est d’abord et avant tout le ressortissant d’une puissance contre laquelle le pays se trouve en guerre. Alors, cet ennemi intérieur constitue une sorte d’appendice de l’ennemi extérieur ; il est fréquent que des mesures d’exceptions viennent frapper ces étrangers et ceux soupçonnés d’être les soutiens de l’ennemi.
Avant même que la notion de cinquième colonne ne soit inventée[19], le déclenchement de guerre s’accompagne de l’adoption de dispositions venant spécifiquement frapper les étrangers en général et les ressortissants des puissances étrangères avec lesquelles le pays se trouve en guerre en particulier. Supposés être les soutiens du pays dont ils possèdent la nationalité, ces étrangers sont fréquemment suspectés d’espionnage et doivent à ce titre faire l’objet de mesures de prévention. La mesure la plus immédiatement envisageable réside dans l’expulsion de ces résidents étrangers, comme ce fut le cas en 1870[20], mais des solutions plus larges peuvent intervenir. Ainsi, en 1914, le jour même de la proclamation de l’état de siège, un décret vient limiter les droits des étrangers résidant en France[21]. Selon le ministre de la guerre, « il semble indispensable dans les circonstances actuelles, de prendre à l’égard des étrangers stationnés en France et ressortissant à des puissances belligérantes, des mesures qui les empêcheront de nuire, de causer des désordres et de troubler la mobilisation »[22] et c’est ainsi que si tous les étrangers résidant sur le territoire français doivent faire connaître leur identité auprès des autorités publiques, les ressortissants d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie sont sommés d’évacuer « la région du Nord-Est, ainsi qu’une partie de la région du Sud-Est »[23]. Ces ressortissants des puissances ennemies seront ensuite regroupés et internés dans des camps, car : « on cherche, pour des raisons d’ordre public (espionnage au service de l’ennemi, sabotage éventuel), à mettre hors d’état de nuire une population a priori suspecte d’hostilité à l’égard de la France, ainsi que sur le plan militaire – en évitant l’expulsion – , à priver l’ennemi des ressources d’une population mobilisable d’autant plus intéressante qu’elle connaît bien le pays contre lequel la guerre est faite (gisement possible en éclaireurs et personnel pour les services de renseignement) »[24]. Des mesures semblables se renouvelleront en France à l’occasion de la deuxième guerre mondiale, puisque le Gouvernement décide alors de l’internement de l’ensemble des ressortissants résidant en France des pays avec lesquels la guerre a été déclarée[25]. Cette approche, loin de n’être circonscrite qu’à la France se retrouve dans l’ensemble des pays en guerre et peut aller jusqu’à prendre des dimensions extrêmement importantes[26]. Partout, les résidents possédant la nationalité de l’ennemi sont soupçonnés d’être, per se, les complices de l’ennemi.
Outre les ressortissants des États étrangers résidant sur le territoire, l’ennemi intérieur peut encore être constitué de ceux des nationaux qui se feraient les soutiens de l’ennemi extérieur, pour des raisons idéologiques. Charles Maurras fit ainsi de la lutte contre cet ennemi intérieur la raison d’être de son combat : « le nationalisme est la sauvegarde due à tous ces trésors qui peuvent être menacés sans qu’une armée étrangère ait passé la frontière, sans que le territoire soit physiquement envahi. Il défend la nation contre l’Étranger de l’intérieur »[27]. Cela le conduisit à longuement dénoncer la présence au sein même du pays de ceux qu’il considérait comme des étrangers de nationalité française, appendices de l’ennemi de l’extérieur combattant éternellement la France. « Les révolutions, dit-il, ont permis à un peuple étranger, à une confédération de peuples étrangers de s’élever sur nous et de régner sur nous. En s’emparant des bureaucraties de l’État, en présidant aux comédies électorales, en réglant la parade parlementaire, l’Étranger de l’intérieur peut encore tromper un petit nombre de bons Français »[28]. Ces étrangers de l’intérieur sont vus comme constituant en France le parti de l’étranger, dissimulés derrière une nationalité de façade et c’est à ce titre qu’il appelle au combat contre eux : « nous ne devons connaître, en fait d’ennemis, que l’Étranger, qu’il soit en France ou hors de France »[29]. Outre ces ennemis directs, en quelque sorte « faussement Français », il convient d’ajouter ceux qui s’en font les complices, par proximité intellectuelle et plusieurs centaines de Français seront internés en 1939-1940 car considérés comme sympathisants des nationaux-socialistes et de l’Allemagne[30].
Cette mise en cause de la proximité idéologique entre certains des nationaux et l’ennemi reflète la conception selon laquelle le corps social devrait être purgé de ses éléments suspects. S’opère alors un glissement dans la conception de l’ennemi intérieur qui n’est plus seulement un ennemi à l’intérieur mais véritablement un ennemi idéologique de l’intérieur dont il faut purger le corps social.
B. L’ennemi de l’intérieur
La mise en cause de l’existence d’un ennemi caché au cœur de la société correspond à un discours à proprement parler révolutionnaire et exprime l’idée qu’au cœur de l’État, tapi en son sein, se trouve caché un ennemi ; un ennemi d’autant plus redoutable qu’il prend l’apparence du concitoyen. En tant que tel, cet ennemi de l’intérieur résulte d’une définition idéologique de l’ennemi, définition dont la forme la plus aboutie jusqu’à aujourd’hui s’observe dans le discours révolutionnaire français ; définition dont les conséquences radicales doivent être envisagées.
Parler d’un ennemi de l’intérieur conduit à considérer que c’est bien en raison de ce qu’il pense, voire même simplement de ce qu’il est, qu’un individu, pourtant concitoyen, se voit assimilé à un véritable ennemi. Ennemi d’autant plus redoutable qu’il prend l’aspect du frère et s’apparente à un serpent réchauffé dans le sein de la patrie. Dans un tel cas de figure et comme cela a été évoqué à propos du droit romain, le citoyen en cause franchit la mesure de l’inimicus pour devenir un véritable hostis, mais cette fois-ci à l’intérieur même des frontières. Si l’on identifie un ennemi de l’intérieur, cela conduit donc à considérer que même le simple fait de penser certaines choses condamnées par les pouvoirs publics suffit à faire de la personne un ennemi et justifie son rejet hors du corps social. Le droit public de la Révolution française portera cette définition idéologique de l’ennemi de l’intérieur à son apogée.
Lors de la Révolution, le débat public et la pensée politique se cristallisent rapidement autour du discours jacobin, lequel impose à tous, au cours de l’hiver 1791, le clivage fondamental entre « le peuple » et « les ennemis du peuple ». C’est alors dans la bouche de Robespierre que l’on retrouve ces mots définitifs : « les ennemis, qui sont-ils ? Il y en a de deux espèces, les ennemis du dedans et les ennemis du dehors »[31]. L’Incorruptible poursuivra dans la même voie et écrira ensuite « il n’existe plus que deux partis dans la République, celui des bons et des mauvais citoyens »[32] ; discours qui scinde le corps social de manière irrémédiable entre les bons et les mauvais. Comme le relevait Lucien Jaume, « cet appel à renoncer aux anciennes dénominations signifie que l’ ʺaristocratieʺ ne suffit plus à désigner la catégorie des gens dangereux ; la République est menacée par les ʺennemis du peupleʺ, c’est-à-dire tous les hommes corrompus »[33] ; catégorie des hommes corrompus susceptible de s’étendre toujours plus loin au hasard des intentions du souverain. C’est une doctrine politique qui ouvre bel et bien la porte à la guerre de l’État contre tous les déviants de l’intérieur, une guerre civile menée contre les siens ; doctrine dont « le résultat tangible est que les discours identifient les opposants politiques à des êtres nuisibles pour l’unité nationale, et leur dénient le droit à l’intervention politique »[34].
La conséquence sociale de cette approche est toute aussi nette que radicale, elle opère une déshumanisation de l’adversaire, contre lequel tout devient permis et « c’est au nom de l’Humanité elle-même qu’il faut éradiquer les éléments ʺinhumainsʺ (les contre-révolutionnaires) de la société »[35]. Il s’agit par ailleurs bien là d’une conséquence de la vision unanimiste de la société qui prévaut alors, société au sein de laquelle les éléments à éradiquer sont assimilés à de véritables métastases qu’il convient de circonscrire afin de purifier le corps social. La pensée de Rousseau permet d’ailleurs de fonder une telle logique et l’on se souvient qu’il observait : « Si donc lors du pacte social il s’y trouve des opposants, leur opposition n’invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu’ils n’y soient compris ; ce sont des étrangers parmi les citoyens »[36]. La logique contractuelle dans sa dimension ultime peut bien impliquer une telle approche, puisque finalement, celui qui use de ses droits à l’encontre du bien commun possède vocation à perdre la garantie constitutionnelle dont il disposait ; « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » conclura Saint-Just[37].
Identifié, l’ennemi de l’intérieur doit être traité comme tel.
II. La sujétion de l’ennemi intérieur
Si la sujétion définit bien la situation d’une personne se trouvant dans un état de dépendance ou d’assujettissement à quelqu’un, le terme s’applique idéalement à l’ennemi intérieur. Identifié, l’ennemi intérieur fait en effet l’objet d’un traitement juridique ad hoc de la part des pouvoirs publics ; traitement oscillant de l’amoindrissement (A) à l’anéantissement des droits dont dispose la personne comme citoyen (B).
A. L’amoindrissement des droits
Celui dont le comportement témoigne de sa qualité d’ennemi et qui se voit à ce titre mis au ban de la société fait l’objet d’un traitement juridique visant à limiter ses capacités d’action au sein du corps social. Plusieurs solutions peuvent ainsi être envisagées, l’ennemi intérieur faisant alors l’objet d’une véritable capitis diminutio. Reprenant une logique dont on peut trouver la manifestation dans l’hypothèse de la mort civile, c’est dans le droit de la Révolution française applicable aux Émigrés que l’on retrouve l’hypothèse de l’amoindrissement des droits des mauvais citoyens. Approche que traduit encore le recours à la notion d’indignité nationale.
La mort civile, prévue par les anciens articles 22 et 25 du code civil de 1804[38], visait la situation de celui qui ne méritait plus, au regard de ses actes, de faire partie de la communauté ordinaire des hommes. Comme le relevait Pothier, « les personnes qui sont l’objet de nos lois sont celles qui jouissent de la vie civile. La vie civile n’est autre chose que la participation d’une personne aux droits de la société civile. La mort civile est le retranchement de cette société, et la privation de ces droits »[39]. Si la mort civile n’existe plus en droit français [40], elle n’en est pas moins directement liée à notre étude, tant il est vrai que le principe gouvernant le recours à la mort civile réside dans l’idée que ceux que leurs actes ont exclu de la communauté des citoyens, ne peuvent prétendre exercer les droits qui y sont ordinairement attachés.
L’idée d’exclure les mauvais citoyens de la communauté politique a sans doute trouvé son illustration la plus nette au cours de la Révolution française ; les dirigeants se sont alors attachés à punir ceux que leur comportement pouvait faire suspecter de déloyauté envers la nation, les Émigrés en premier lieu. La Constitution montagnarde exige ainsi du citoyen qu’il réside sur le territoire de la République[41] et dès lors, « tous les Français qui partiront s’installer à l’étranger perdront la citoyenneté française ; il s’agit ici d’une mesure de circonstance destinée à punir les émigrés »[42]. Cette mesure est gouvernée par l’idée selon laquelle en quittant la France d’abord, puis en portant les armes contre la nation, les Émigrés se sont exclus d’eux-mêmes de la Nation ; par voie de conséquence, celle-ci ne saurait plus leur reconnaître les droits attachés à la qualité de citoyen. Traîtres à la nation, les Émigrés s’excluent par leur comportement, agissant comme des non-citoyens à l’encontre des intérêts de la nation ; ils doivent donc en subir les conséquences et dans leurs propriétés et dans leurs droits[43]. Dès 1791, les Émigrés sont mis en demeure de rentrer en France, faute de quoi ils se verront déclarés rebelles et suspects de conspiration, leurs biens séquestrés et eux-mêmes punis de mort[44] ; toutes mesures qui se verront ensuite aggravées[45]. Enfin, la création du tribunal révolutionnaire s’inscrira dans cette perspective, puisqu’entre dans sa mission de juger « de toute entreprise contre-révolutionnaire, de tous attentats contre la liberté, l’égalité, l’unité, l’indivisibilité de la république, la sûreté intérieure et extérieure de l’État, et de tous les complots tendant à rétablir la royauté, ou à établir toute autre autorité attentatoire à la liberté, à l’égalité, et à la souveraineté du peuple »[46]. Par la suite, le décret du 10 juin 1794 étendra encore la compétence du Tribunal, institué « pour punir les ennemis du peuple »[47]. Ainsi, « poussée jusqu’à son terme, la logique de la citoyenneté révolutionnaire qui triomphe avec la Convention et la Terreur conduit à considérer comme étrangers, tous ceux qui sont réputés ne pas partager les valeurs de la République »[48].
La création de l’infraction d’indignité nationale, en 1944, s’inscrit dans une perspective identique. Il s’agit d’une infraction pénale dont la peine est la dégradation nationale et qui vient rétroactivement viser les actes commis par des Français à l’occasion de l’occupation allemande[49]. L’exposé des motifs de la loi instituant l’indignité nationale témoigne de sa nature profondément politique : au regard de « la nécessité d’une purification de la patrie », une sanction infâmante doit viser tout « citoyen indigne dont les droits doivent être restreints » ; la loi vise ainsi, outre ceux ayant aidé l’Allemagne, ceux ayant porté « atteinte à l’unité de la nation, ou à la liberté et à l’égalité des Français »[50]. Ce qui est considéré comme une trahison de la patrie fait l’objet de lourdes sanctions, puisque la dégradation nationale emporte pour effet, outre l’inéligibilité et la perte du droit de vote, la destitution et l’exclusion des condamnés de toutes fonctions, emplois, offices publics et corps constitués, mais aussi des fonctions d’enseignant, d’avocat, de notaire, d’avoué, de direction dans les entreprises, les banques, la presse et la radio, les syndicats et organisations professionnelles[51]… La peine n’existe plus depuis l’instauration du nouveau code pénal[52] et s’il fut question de la réinstituer au printemps 2015, c’est en s’appuyant sur la même hypothèse, celle qui voudrait que certains comportements justifient de mettre leurs auteurs à l’écart de la communauté politique[53].
Flétrir les mauvais citoyens peut supposer que leurs droits soient amoindris, cela peut encore justifier leur élimination pure et simple. S’il ne saurait être question d’élimination physique comme au cours de la Révolution française, cela peut conduire à l’anéantissement de leurs droits de citoyen.
B. L’anéantissement des droits
Evoquer l’anéantissement des droits de citoyen, c’est envisager la manière dont la Cité réagit à l’encontre du comportement de ses membres lui paraissant remettre en cause les règles fondamentales du pacte social. Dès lors que les actes d’un Français manifestent son refus de la Cité, le retrancher de celle-ci apparaît comme une conséquence naturelle de son attitude. Ces Français se retranchent de la Cité et voient anéantis leurs droits de membre de la communauté politique ; qu’ils soient Français d’acquisition ou d’attribution.
Si la nationalité désigne « l’appartenance juridique et politique d’une personne à la population constitutive d’un État »[54], elle ne peut être internationalement opposable qu’à la condition d’être effective, correspondant à une situation de fait réellement vécue[55]. La concordance entre la nation de cœur et celle de droit nourrit une réflexion quant aux moyens de traiter la situation de Français dont les actes manifesteraient qu’ils se sentent plus proches d’autres allégeances ; parmi ces moyens, figure la possibilité pour un État de libérer de ses liens d’allégeance la personne se conduisant en fait comme le ressortissant d’un État étranger. L’État peut cesser de la reconnaitre comme l’une des siens et châtier sa conduite ; la déchéance consiste à retirer à un individu sa nationalité, en raison de son indignité ou de son manque de loyalisme. Cette décision gouvernementale[56] sanctionne les actes d’une personne devenue Française[57] ; des faits graves justifiant que leur réalisation puisse conduire au retrait de la nationalité[58]. Si un Français par acquisition s’est vu condamné pour l’une des causes prévues mentionnées, le Gouvernement peut le déchoir de sa nationalité pendant une durée pouvant aller jusqu’à trente ans[59]. La gravité de l’atteinte au pacte social explique la rigueur de cette procédure qui traduit une réaction de légitime défense de la communauté politique. Cette rigueur est atténuée par deux éléments ; d’une part elle ne peut intervenir que si la personne visée possède une autre nationalité[60], d’autre part elle est très rarement utilisée, moins de quinze personnes ayant été déchues de leur nationalité depuis vingt ans[61]. On notera enfin que la constitutionnalité de cette procédure vient d’être reconnue[62].
Les Français d’origine ne sont pas oubliés, car « comme il est loisible de déchoir de leur nationalité les Français d’acquisition, le code civil prévoit deux procédures susceptibles de viser les Français d’attribution. Les articles 23-7 et 23-8 du code civil permettent de sanctionner le comportement d’un Français manquant de loyauté envers sa patrie »[63]. Aux termes de cet article 23-7, le retrait de la nationalité peut intervenir à l’encontre d’un Français « qui se comporte en fait comme le national d’un pays étranger ». Lorsque le comportement d’un Français s’analyse en fait comme celui d’un étranger, le Gouvernement peut lui retirer sa nationalité, après avis conforme du Conseil d’État. Par ce décret, la personne est déclarée avoir perdu la qualité de Français ; plus exactement, « la décision d’ailleurs ne prononce pas la perte de la nationalité, elle la constate. Le Français n’est pas déclaré perdre son allégeance, mais l’avoir perdue »[64]. Cette mesure présentant un caractère répressif marqué[65] reste subordonné à la possession par le Français en cause de la nationalité du pays dont il se comporte comme le national ; si ce décret sanctionne une personne se coupant ostensiblement des mœurs et de la nation française, l’usage de cette procédure est très rare[66].
Par ailleurs et aux termes de l’article 23-8 du code civil, la perte de la nationalité peut encore être décrétée à l’encontre d’un Français « occupant un emploi dans une armée ou un service public étranger ou dans une organisation internationale dont la France ne fait pas partie ou plus généralement leur apportant son concours » et qui n’aurait mis un terme à celui-ci nonobstant l’injonction lui en ayant été faite. Ancienne, cette disposition trouve son fondement dans l’idée « que le fait pour un Français de se mettre, contre la volonté de son Souverain, au service d’un Souverain étranger, est non seulement un acte d’allégeance étrangère incompatible avec la qualité de Français mais aussi une faute qui est réprimée par la perte de la nationalité française »[67]. Une fois de plus, il s’agit de sanctionner l’attitude d’une personne qui n’est plus conforme à ce qu’il est légitime d’attendre de la part d’un membre de la communauté nationale et dont les actes témoignent d’une quasi trahison, spécialement s’il refuse de se soumettre à l’injonction de les faire cesser. La sanction qu’institue l’article 23-8 est d’autant plus sévère qu’à la différence des procédures précédentes, elle peut s’appliquer, sans que le ressortissant en cause ne possède une autre nationalité et le retrait de la nationalité intervenant sur la base de cet article peut aller jusqu’à faire de l’individu, anciennement Français, un apatride[68]. La rigueur absolue de ce dispositif doit toutefois être tempérée par le constat de sa très rare utilisation[69].
Si la nationalité constitue le lien juridique unissant les ressortissants à l’État, elle ne constitue pas qu’un simple élément relevant de l’état des personnes, elle est encore la survivance de l’allégeance liant autrefois le vassal envers le suzerain[70]. Réalité qui se traduit aujourd’hui par le loyalisme que l’État est en droit d’attendre de ses ressortissants. Retrait et déchéance de la nationalité sont des mesures exceptionnelles sanctionnant la déloyauté d’un Français ; elles sont susceptibles de s’appliquer à l’encontre de tout Français se comportant en ennemi de la communauté nationale, l’excluant de celle-ci. Parleur d’un ennemi intérieur au cœur de la Cité illustre sans doute l’échec de celle-ci à maintenir la concorde en son sein. Pour autant, dès lors que certains s’excluent de la nation par leur comportement, celle-ci ne saurait plus leur reconnaître les droits attachés à la qualité de citoyen. Rien n’oblige en effet à tolérer l’existence dans la Cité de personnes visant la destruction de l’ordre social, car la concorde « ne résiste pas à la compétition des partis dont les conceptions sur le sens de l’État et sur la Constitution sont radicalement divergentes »[71]. Il appartient au pouvoir politique de réguler le jeu des différents acteurs de la société ; acteurs dont les rivalités ne sont acceptables que si leur intensité ne remet pas en cause le vivre ensemble. Relève alors du pouvoir et de lui seul, « de prendre les décisions convenables et de trancher politiquement le conflit religieux ou économique qui, de toutes façons, prendra des proportions politiques. Or, ces décisions, il les assumera non pas au nom du respect du pluralisme, mais à celui de l’unité et de la concorde nécessaires à la collectivité, à moins qu’il ne prenne pour les mêmes raisons parti pour un des adversaires afin d’écraser l’autre »[72]. L’élimination de l’ennemi intérieur est alors une condition de survie pour l’ordre de la Cité, car il existe une « nécessité éminemment politique de combattre un adversaire qui souhaite anéantir les valeurs de ceux qui défendent un ordre juridique-politique par la dictature ou l’état d’exception »[73]. Le bannissement n’existant plus, l’exclusion de l’ennemi intérieur par sa mise hors de la communauté nationale devient une réponse « à l’évidente nécessité de la sauvegarde de l’ordre »[74].
[1] Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre VIII, 1, 1155a 20-25. On peut encore se reporter à son passage spécialement dédié à l’étude de la concorde, dans lequel il relève : « Au contraire, nous disons que la concorde prévaut dans les cités, quand les citoyens sont unanimes sur leurs intérêts, choisissent la même ligne de conduite et exécutent les décisions prises en commun. C’est donc aux fins d’ordre pratique que la concorde se rapporte, mais à des fins pratiques d’importance et susceptibles d’intéresser les deux parties à la fois ou même toutes les parties en cause : c’est le cas pour les cités, quand tous les citoyens décident que les magistratures seront électives, ou qu’une alliance sera conclue avec les Lacédémoniens, ou que Pittacos exercera le pouvoir, à l’époque où lui-même y consentait de son côté. Quand, au contraire, chacun des deux partis rivaux souhaite pour lui-même la chose débattue, comme les chefs dans les Phéniciennes, c’est le règne des factions : car la concorde ne consiste pas pour chacun des deux compétiteurs à penser la même chose, quelle que soit au surplus la chose, mais à penser la même chose réalisée dans les mêmes mains, quand, par exemple, le peuple et les classes dirigeantes sont d’accord pour remettre le pouvoir au parti aristocratique, car c’est seulement ainsi que tous les intéressés voient se réaliser ce qu’ils avaient en vue. Il apparaît dès lors manifeste que la concorde est une amitié politique, conformément d’ailleurs au sens ordinaire du terme : car elle roule sur les intérêts et les choses se rapportant à la vie », Livre IX, 6, 1167a 25 – 1167b.
[2] Platon, La République, Livre V, 470b-471a, 330-331.
[3] Ninon Grangé, « Cicéron contre Antoine : la désignation de l’ennemi dans la guerre civile », Mots, 2003, n° 73, p. 10.
[4] N. Grangé relève à cet effet : « l’hostis publicus procède de la volonté d’installer tout fauteur de troubles à l’extérieur de Rome pour exercer contre lui le droit de la guerre, ce qui est par définition impossible dans le cas d’un citoyen romain », ibid.
[5] Laurent Reverso, « La notion d’homo sacer est-elle à l’origine du droit pénal de l’ennemi ? »,Jurisprudence – Revue critique, 2015, n° 5.
[6] Mat. 12-25.
[7] Julien Freund, L’essence du politique, Sirey, 1965, p. 510.
[8] « Le traité social a pour fin la conservation des contractants », écrit Rousseau, Du contrat social, II, V.
[9] Pour Rousseau, « tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie, il cesse d’en être membre en violant ses lois, et même il lui fait la guerre (…) alors la conservation de l’État est incompatible avec la sienne, il faut qu’un des deux périsse, et quand on fait mourir le coupable, c’est moins comme citoyen que comme ennemi ». Ainsi, dès lors que ce criminel s’est de son propre gré retranché du corps social, « il doit en être retranché par l’exil comme infracteur du pacte, ou par la mort comme ennemi public », ibid.
[10] Une rapide recherche sur un moteur de recherche donne 117.000 résultats, au 3 sept. 2015.
[11] « Manuel Valls : ʺc’est une guerre de civilisationʺ », Le Monde, 29 juin 2015.
[12] « Entretien », Le Parisien, 15 fév. 2013. Ces mêmes propos avaient été tenus pour la première fois à l’occasion d’un congrès du syndicat de policiers Alliance, le 12 octobre 2012 à Marseille : « la menace terroriste est bien là, présente sur notre sol (…), en particulier dans nos quartiers populaires. Des dizaines d’individus sont, par leurs profils, susceptibles de passer à l’acte. Cet ennemi intérieur, nous devons le combattre », v. « Terrorisme: Valls met en garde contre « l’ennemi intérieur » », http://www.tempsreel.nouvelobs.com, 12 oct. 2012. L’expression sera réutilisée le mois suivant à l’occasion de son audition devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, v. Marie-Françoise Bechtel, rapport n° 409 sur le projet de loi relatif à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme, Ass. nat., 14 nov. 2012, p. 12. Il est cependant à relever que deux mois plus tôt, dans cette même ville, Manuel Valls récusait expressément cette expression : « il est hors de question que l’armée puisse répondre à ces drames et à ces crimes. Il n’y a pas d’ennemi intérieur », in « Manuel Valls : « Il n’y a pas d’ennemi intérieur » », http://www.lepoint.fr, 30 août 2012.
[13] M. Manuel Valls, déclaration sur le projet de loi relatif au renseignement, Sénat, 2 juin 2015 : « C’est une menace globale, où les dimensions extérieures et intérieures se confondent. J’avais déjà évoqué cet ennemi intérieur et cet ennemi extérieur en octobre 2012 », http://www.discours.vie-publique.fr/notices/153001473.html ; voir aussi l’entretien donné à France Inter le 23 avr. 2015 : http://www.discours.vie-publique.fr/notices/153001067.html.
[14] Jusqu’à ce jour (septembre 2015), le président de la République s’est gardé d’utiliser l’expression en cause. Dans l’entretien qu’il a eu à l’occasion du 14 juillet, le Président a utilisé les mots suivants qui, s’ils sont imprégnés de l’idée, se démarquent de l’expression précise : « la France a toujours, hélas, depuis des décennies, connu des actes terroristes. Cette fois-ci, cela est différent, ce ne sont pas des terroristes qui viennent de l’extérieur. Parfois, ils sont partis à l’extérieur. Mais ils sont aussi dans notre pays. Ils sont en liaison avec l’extérieur », termes soulignés par nos soins ; http://www.discours.vie-publique.fr/notices/157001846.html.
[15] Ancien ministre, Christian Estrosi a ainsi déclaré lors d’un entretien télévisé (France 3, 26 avr. 2015) que la France devait faire face à des « « cinquièmes colonnes » islamistes » ; http://www.huffingtonpost.fr, 26 avr. 2015.
[16] Après avoir soutenu les propos de Ch. Estrosi, Nadine Morano évoquait dans l’un de ses tweet : « Les réseaux dormants en action, la 5e colonne en marche, que les naïfs prennent conscience de la gravité du terrorisme islamiste en France », @nadine__morano, 26 juin 2015 ; http://www.lexpress.fr, 26 juin 2015.
[17] L’eurodéputé Aymeric Chauprade d’observer : « une cinquième colonne puissante vit chez nous et peut à tout moment se retourner contre nous en cas de confrontation générale », « La France est en guerre », 15 janv. 2015, http://www.aymericchauprade.com.
[18] Même s’il ne s’agit aujourd’hui que d’un discours très minoritaire, chacun voit qu’une revendication islamiste radicale conteste les valeurs républicaines et françaises, trouvant un écho au sein d’une fraction de la population.
[19] L’expression « 5e colonne » désigne usuellement ceux que l’on peut qualifier d’amis de l’ennemi et qui résident au sein d’un État en belligérance. La formule serait née au cours de la Guerre d’Espagne, à partir de déclarations nationalistes évoquant la montée vers Madrid de quatre colonnes de troupes et relevant qu’une cinquième colonne s’y trouvait déjà. La formule désigne donc les éléments favorables à l’ennemi et infiltrés ou vivant dans un État donné. Si la formule est récente, la réalité qu’elle désigne semble cependant très ancienne ; v. spéc. Alexandre Koyré, « La Cinquième colonne », in Renaissance, 1945, rééd. Éditions Allia, 1997, 52 p.
[20] Un arrêté du 28 août 1870 du Gouverneur de Paris enjoint ainsi aux individus « appartenant à l’un des pays actuellement en guerre avec la France (…) de quitter Paris et le département de la Seine, dans un délai de trois jours et de sortir de France ou de se retirer dans un des départements situés au sud de la Loire », à peine de se voir livrés aux tribunaux militaires, Journal officiel de l’Empire français, 29 août 1870, p. 1.
[21] Décret du 2 août 1914 relatif aux mesures à prendre à l’égard des étrangers stationnés en France, JO du 3, p. 7084.
[22] Adolphe Messimy, rapport au président de la République, JO du 3 août 1914, p. 7084.
[23] Art. 2 du décret du 2 août 1914 préc. Il est laissé vingt-quatre heures à ces étrangers pour quitter la France (ce que matériellement beaucoup ne pourront faire) et ils devront s’ils y restent disposer d’un permis de séjour et d’un laissez-passer pour leurs déplacements. Sur la situation de ces ennemis à l’intérieur du territoire, v. not. Jean Signorel, Le Statut des sujets ennemis. Le Droit français pendant la guerre, Berger-Levrault, Paris, 1916.
[24] Jean-Claude Farcy, « Les Camps de concentration de la première guerre (1914-1918) »,Les Cahiers de la sécurité intérieure, 1994, n° 17, p. 54 ; v. encore, du même auteur, Les camps de concentration français de la première guerre mondiale (1914-1920), Editions Anthropos, Paris, 1995.
[25] Décret-loi du 1er sept. 1939 relatif aux interdictions et restrictions de rapports avec les ennemis (JO du 4, p. 11087) ; ce décret prévoit « le rassemblement dans des centres spéciaux de tous les étrangers de sexe masculin ressortissant de territoires appartenant à l’ennemi » et vise ceux âgés de 17 à 50 ans (l’âge sera ensuite porté à 65 ans ; ce texte reprend les termes d’une circulaire précédente du 30 août). En mai 1940, les femmes seront également visées par ce dispositif ; v. de Anne Grynberg, « 1939-1940 : l’internement en temps de guerre les politiques de la France et de la Grande-Bretagne », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 1997, vol. 54, pp. 24-33. Ces mesures avaient été préparées dès 1937, par l’État-major français, v. Monique Luirard, « Aspects de la législation sur les camps d’internement », in Répression, camps d’internement en France pendant la seconde guerre mondiale : aspects du phénomène concentrationnaire, Jean Merley dir., Centre d’histoire régionale, Université de Saint-Etienne, 1983, spéc. pp. 52-54. Cet internement se fit sur le seul fondement de la nationalité étrangère des personnes, sans tenir compte de leur éventuel caractère de réfugié politique…
[26] Après l’attaque sur Pearl Harbor, le décret présidentiel 9066 signé par le président Roosevelt le 19 fév. 1942 permet l’internement dans des camps de détention, non seulement de tous les japonais installés aux États-Unis, mais encore des citoyens américains d’origine japonaise ! La légalité de cette mesure fut reconnue en 1944 : Cour suprême des États-Unis, 18 déc. 1944, Korematsu v. United States, 323 US 214 (1944). Plus de 200.000 personnes furent détenues jusqu’à la fin de la guerre et 60% étaient citoyens américains (ils reçurent un dédommagement de 25$ lors de leur libération). Des excuses seront présentées par le Congrès aux survivants en 1988 (20.000$ furent alors attribués à chaque survivant), après qu’une commission d’enquête réunie à l’initiative du président Carter reconnut en 1980 que leur internement s’expliquait par « le préjugé racial, l’hystérie de guerre et les ratés du leadership politique » et non par des nécessités de défense.
[27] Charles Maurras, Mes idées politiques, 11e éd., Fayard, 1937, p. 264.
[28] Ch. Maurras, « La Nation et le Roi », La revue fédéraliste, 1928, n° 100, rééd. électronique, 2006, p. 3 ; http://maurras.net/pdf/maurras_nationetroi.pdf.
[29] Ch. Maurras, « Le Midi esclave », L’Action française, 1er juil. 1907, rééd. électronique, 2012, p. 19 ; http://maurras.net/pdf/maurras_le-midi-esclave.pdf.
[30] Ou de l’Union soviétique, à la suite du pacte germano-soviétique. L’art. 1er du décret-loi du 18 nov. 1939 (JO du 19, p. 13218) autorise cet internement de manière particulièrement souple, puisqu’il dispose que : « les individus dangereux pour la défense nationale ou pour la sécurité publique peuvent, sur décision du préfet, être éloignés par l’autorité militaire des lieux où ils résident, et, en cas de nécessité, être astreints à résider dans un centre désigné par décision du ministre de la défense nationale et de la guerre et du ministre de l’intérieur ».
[31] Œuvres de Maximilien Robespierre, Société des études robespierristes, vol. 8, p. 40. Le même Robespierre de préciser quelques jours plus tard : « les plus nombreux, les plus dangereux de ces ennemis sont-ils à Coblentz ? Non, ils sont au milieu de nous » ; ibid., p. 47.
[32] Ibid., vol. 4, p. 18.
[33] Lucien Jaume, « Le public et le privé chez les jacobins (1789-1794) », RFSP, 1987, p. 236.
[34] Jean-Clément Martin, « La guerre civile : une notion explicative en histoire ? », Espaces Temps, 1999, n° 71-73, p. 88. On se souviendra d’ailleurs que cette approche résultait de la pensée même d’un auteur comme Sieyès, qui appelait au renvoi de la noblesse hors du corps social, à regagner les forêts de Franconie dont elle aurait été supposée sortir : « Pourquoi [le tiers] ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants », Qu’est-ce que le Tiers état ?, 1789, ch. 2.
[35] J.-C. Martin, « La guerre civile : une notion explicative en histoire ? », op. cit., p. 90.
[36] Rousseau, Du contrat social, Livre IV, ch. 2. D’ailleurs, Rousseau ajoute après ces mots : « Hors de ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres ; c’est une suite du contrat même », ibid.
[37] On relèvera que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen induit cette perspective, car dans la mesure où « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels de l’homme » (art. 2), la liberté du citoyen ne peut s’exercer qu’à la condition qu’elle ne nuise pas à autrui, qu’elle n’altère la jouissance par les autres membres de la société de ces mêmes droits (art. 4 ; v. aussi l’art. 6 de la Déclaration du 24 juin 1793). Ces formulations induisent qu’une personne qui userait de ses droits à l’encontre de ceux de tous se mettrait en dehors de la protection commune, s’exposant aux foudres de la société ; l’art. 6 de la Déclaration des devoirs du 22 août 1795, rappellera que celui qui viole ouvertement les lois se déclare en état de guerre avec la société. Ce discours n’est pas limité au temps révolutionnaire et plus près de nous, la Déclaration des droits de l’homme attachée au projet de Constitution du 19 avril 1946 se montre tout aussi explicite sur ce point en énonçant par son article 17 que « tous les hommes ont le droit de s’associer librement à moins que leur association ne porte ou ne tende à porter atteinte aux libertés garanties par la présente déclaration » (v. encore l’article 14, sur la conditionnalité de la liberté d’opinion). Sur cette question, v. Bertrand Pauvert, « La démocratie contre les partis », in Démocratie et partis politiques, F. Rouvillois dir., de Guibert, 2005, pp. 263 à 298.
[38] Art. 22, « Les condamnations à des peines dont l’effet est de priver celui qui est condamné, de toute participation aux droits civils ci-après exprimés, emporteront la mort civile »
Art. 25, « Par la mort civile, le condamné perd la propriété de tous les biens qu’il possédait; sa succession est ouverte au profit de ses héritiers, auxquels ses biens sont dévolus, de la même manière que s’il était mort naturellement sans testament.
Il ne peut plus ni recueillir aucune succession, ni transmettre, à ce titre, les biens qu’il a acquis par la suite.
Il ne peut ni disposer de ses biens, en tout ou en partie, soit par donation entre-vifs, soit par testament, ni recevoir à ce titre, si ce n’est pour cause d’aliments.
Il ne peut être nommé tuteur ni concourir aux opérations relatives à la tutelle.
Il ne peut être témoin dans un acte solennel ou authentique, ni être admis à porter témoignage en justice.
Il ne peut procéder en justice, ni en défendant, ni en demandant, que sous le nom et par le ministère d’un curateur spécial, qui lui est nommé par le tribunal où l’action est portée.
Il est incapable de contracter un mariage qui produise aucun effet civil.
Le mariage qu’il avait contracté précédemment, est dissous, quant à tous ses effets civils ».
[39] Pothier, Coutume d’Orléans, 1740, rééd. Debure, Paris, 1780, n° 36-37, p. 9
[40] Elle sera abolie en deux étapes, en 1850 et 1854. Si ce dispositif n’existe plus en France, on notera que le droit des incapacités électorales en est l’ultime et lointain témoignage ; v. Bertrand Pauvert, Elections et modes de scrutin, 2e éd., L’Harmattan, 2006, p. 16.
[41] Art. 4, de la Constitution du 24 juin 1793.
[42] Jacques Bouineau, « Citoyens et citoyenneté à l’époque révolutionnaire », Méditerranées, 1996, n° 9, p. 80.
[43] La Révolution prend de fortes mesures de rétorsion à l’encontre des émigrés hostiles au nouvel ordre installé en France et qui combattent la République : confiscation et vente de leurs biens, bannissement à perpétuité…
[44] Décret de la Convention du 9 nov. 1791. Dès juin 1791, la sortie de France sans passeport avait été interdite.
[45] La confiscation des biens des Émigrés est décidée au printemps 1792, puis le bannissement perpétuel, la peine de mort s’ils revenaient sur le territoire… Ces mesures seront d’ailleurs par la suite étendues à leurs parents restés en France.
[46] Art. 1er du décret du 10 mars 1793 relatif à la formation d’un Tribunal criminel extraordinaire.
[47] Le décret précise que les ennemis du peuple « sont ceux qui cherchent à anéantir la liberté publique, soit par la force, soit par la ruse » et que « sont réputés ennemis du peuple ceux qui auront provoqué au rétablissement de la royauté, ou cherché à avilir ou dissoudre la Convention nationale et le gouvernement révolutionnaire et républicain dont elle est le centre. (…) Ceux qui auront secondé les projets des ennemis de la France, soit en favorisant la retraite et l’impunité des conspirateurs et de l’aristocratie, soit en persécutant et calomniant le patriotisme, soit en corrompant les mandataires du Peuple, soit en abusant des principes de la Révolution, des lois ou des mesures du gouvernement, par des applications fausses et perfides. Ceux qui auront trompé le Peuple ou les représentants du Peuple pour les induire à des démarches contraires à la liberté. Ceux qui auront cherché à inspirer le découragement pour favoriser les entreprises des tyrans coalisés contre la République. Ceux qui auront répandu de fausses nouvelles pour diviser ou pour troubler le Peuple. Ceux qui auront cherché à égarer l’opinion et à empêcher l’instruction du Peuple, à dépraver les mœurs et à corrompre la conscience publique, et altérer l’énergie et la pureté des principes révolutionnaires et républicains, ou à en arrêter les progrès, soit par des écrits contre-révolutionnaires ou insidieux, soit par toute autre machination… » ; sur ce décret, v. Michel Eude, « La loi de prairial », Annales hist. de la Rév. française, 1983, vol. 254, n° 1, pp. 544-559
[48] Stéphane Caporal, « Le mythe des droits politiques des étrangers durant la Révolution française », Mélanges Roussillon, t. 1, PU Toulouse, 2014.
[49] Ord. du 26 août 1944 instituant l’indignité nationale (JO du 28, p. 767).
[50] Art. 1er de l’ord. du 26 août 1944 préc.
[51] Art. 9 de l’ord. du 26 août 1944 préc. Des interdictions de séjour peuvent également être prononcées, ainsi que la confiscation de tout ou partie des biens. Le versement des retraites est également suspendu, tandis que les condamnés ne peuvent être ni juré, expert ou arbitre ; de même, ils sont mis dans l’eincapacité de faire partie d’un conseil de famille, d’être tuteur ou curateur. Les sanctions seront d’ailleurs alourdies par deux ordonnances modificatives des 30 sept. 1944 et 9 fév. 1945 ; pour une approche détaillée de l’indignité nationale, v. de Anne Simonin, Le déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958, Grasset, 2008.
[52] Même si d’autres infractions s’en rapprochent : Livre 4, Titre Ier du code pénal : Des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation ; v. l’art. 414-5 dudit code qui prévoit l’interdiction des droits civiques, civils et de famille, celle d’exercer une fonction publique ou une profession commerciale ou industrielle, de diriger, d’administrer, de gérer ou de contrôler à un titre quelconque, directement ou indirectement, pour son propre compte ou pour le compte d’autrui, une entreprise commerciale ou industrielle ou une société commerciale.
[53] Philippe Meunier, proposition de loi n° 2570 visant (…) à rétablir le crime d’indignité nationale, Ass. nat., 11 fév. 2015. Comme le relevait alors la Commission des lois de l’Assemblée, l’idée sous-jacente à l’indignité réside dans le fait que certains Français se sont « exclus de facto de la communauté nationale en se compromettant avec le mal, en se vautrant dans l’ignominie, en foulant aux pieds les fondements mêmes des valeurs humanistes consubstantielles à notre pacte démocratique » et qu’alors, pourquoi « ne pas restaurer certains outils juridiques d’essence punitive qui furent institués à la Libération en vue de rétablir l’ordre républicain ? », note Jean-Jacques Urvoas, rapport d’information n° 2677 sur l’indignité nationale, Ass. nat., 25 mars 2015, p. 5.
[54] P. Lagarde, La nationalité française, 3e éd., Dalloz, 1997, n° 1, p. 3.
[55] CIJ, 6 avr. 1955, Nottebohm, Rec. CIJ p. 23.
[56] La déchéance est une mesure prise par décret, après avis conforme du Conseil d’État ; art. 25 C. civ.
[57] Cela quelle que soit la procédure en vertu de laquelle la nationalité a été acquise : naturalisation, art. 21-15 C. civ. ; déclaration à raison du mariage, art. 21-2 C. civ. ; naissance et résidence, art. 21-7 C. civ..
[58] Art. 25 du code civil : « Crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou (…) constituant un acte de terrorisme », crime ou délit visé par le code pénal dans son chapitre sur les «atteintes à l’administration publique commises par des personnes exerçant une fonction publique » (infractions figurant aux art. 432-1 à 17 c. pén.) ; la même sanction est encourue si la personne s’est livrée « au profit d’un État étranger à des actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France ».
[59] Les faits doivent avoir été commis dans les dix ans qui précèdent l’accès à la nationalité ou dans les dix ans suivant celui-ci ; ces deux délais sont portés à quinze ans chacun (soit trente ans) si les actes en cause correspondent à une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou un acte de terrorisme ; art. 25-1 C. civ.
[60] L’article 25 exige que la mesure ne puisse avoir pour résultat de rendre la personne visée apatride.
[61] Thierry Mariani, rapport n° 2814 sur le projet de loi relatif à l’immigration, l’intégration et la nationalité, Ass. nat., 16 sept. 2010, p. 133 ; v. encore le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve : « au cours des dix dernières années, très peu de déchéances de la nationalité ont été prononcées. Lorsque vous étiez en situation de responsabilité, entre 2007 et 2011, il n’y en a pas eu du tout. Depuis 2012, une seule a été prononcée, mais pas pour des actes de terrorisme », Ass. nat., compte-rendu intégral, 16 sept. 2014.
[62] C. const., 23 janv. 2015, n° 2014-439 QPC, M. Ahmed S.
[63] Bertrand Pauvert, « Autour de la déchéance et du retrait de la nationalité française », AJDA, 2015, p. 1004.
[64] Raymond Boulbès, Droit français de la nationalité, Sirey, Paris, 1956, p. 296. Les passages soulignés le sont par l’auteur.
[65] Comme le relevait dans cette affaire le commissaire Fournier, cette mesure s’applique « à des individus qui continuent à se prévaloir de la nationalité française mais qui, dans le même temps, maintiennent avec un autre pays des relations que le gouvernement français juge inadmissibles de la part de l’un de ses nationaux. Le décret qui constate la perte de la qualité de Français ne se borne plus alors à élaguer une branche morte. Il taille dans le vif. Il se présente comme une véritable sanction, fondée sur un manque de loyalisme à l’égard de la France » ; concl. sur CE, 4 fév. 1966, Godek, n° 58080, Rev. crit. DIP, 1967, p. 684.
[66] L’article 23-7 du code civil a été utilisé à trois reprises depuis sa création, en 1945 (en 1958, 1960 et 1970) ; v. Ph. Meunier, rapport n° 2679, sur la proposition de loi n° 2570 visant (…) à rétablir le crime d’indignité nationale, Ass. nat., 25 mars 2015, p. 13.
[67] R. Boulbès, op. cit., p. 299.
[68] Contrairement à une croyance répandue, le droit français n’exclut pas de manière absolue, qu’une décision des autorités publiques puisse avoir pour effet de rendre une personne, anciennement Française, apatride. Si différentes conventions internationales visant à interdire l’apatridie ont bien été signées par la France, aucune d’entre-elles n’a été ratifiée : Convention des nations-Unies du 30 août 1961 sur la réduction des cas d’apatridie (art. 8) ; Convention européenne du 6 nov. 1997 sur la nationalité (art. 7.3).
[69] Il semble qu’aucun retrait de la nationalité française ne soit intervenu sur le fondement de l’art. 23-8 depuis au moins quarante ans ; v. Ph. Meunier, rapport n° 2679 préc., p. 15.
[70] Sur ce lien, v. Bernard d’Alteroche, De l’étranger à la seigneurie à l’étranger au Royaume, LGDJ, 2002.
[71] Julien Freund, L’essence du politique, Sirey, 1965, n° 153, p. 661.
[72] Ibid., p. 211.
[73] François Saint-Bonnet, L’état d’exception, PUF, 2001, p. 309.
[74] Ibid., p. 374.
