La sécurisation des infrastructures vitales, enjeu de sécurité nationale

in La sécurisation des infrastructures vitales, Bertrand Pauvert et Muriel Rambour dir., Mare-Martin, 2020, pp. 13-17.

L’article, dans sa version pdf, est téléchargeable en bas de page.

Résumé : Cet article de Bertrand Pauvert constitue l’introduction de l’ouvrage La sécurisation des infrastructures vitales. Ouvrage fruit d’un cycle de séminaires sur La sécurisation des infrastructures, qui s’est tenu à la Faculté de Droit de Mulhouse, entre décembre 2018 et juin 2019. Organisés par Bertrand Pauvert et Muriel Rambour avec le soutien du Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes[1], ces séminaires ont bénéficié du soutien scientifique de l’Association française de droit de la sécurité et de la défense (AFDSD). Les communications données à entendre lors de ces séminaires, ainsi que les échanges qu’elles ont permis, ont été complétées par plusieurs contributions afin de donner aux lecteurs une vision qui soit la plus large possible des enjeux attachés à la sécurisation des infrastructures vitales et des pratiques constatées en la matière, tant en France qu’à l’étranger. Tant le déroulement du conflit entre l’Ukraine et la Russie (opérations de destructions des infrastructures de production d’énergie) que ses effets sr nos économies montrent l’importance de ces infrastructures vitales insuffisamment étudiées.

Mots clés : Infrastructure critique européenne – Infrastructure vitale – Secteur d’activité d’importance vitale – Sécurité nationale –

La sécurisation des infrastructures vitales, un enjeu de sécurité nationale

C’est depuis 1958 que la législation française envisage l’existence d’installations d’importance vitale et la nécessité pour la nation de les protéger[2]; ce sont celles dont « l’indisponibilité risquerait de diminuer d’une façon importante le potentiel de guerre ou économique, la sécurité ou la capacité de survie de la nation »[3]. Envisagée au moment de son adoption dans le seul contexte de conflits interétatiques « classiques », cette réglementation n’a pas perdu de son acuité depuis cette date ; plus encore, le renouvellement des risques en lien avec l’essor des conflits « asymétriques » et des « guerres irrégulières »[4] renforce son importance.

Qui plus est, l’évolution structurelle du mode de fonctionnement des sociétés occidentales les rend chaque jour plus dépendantes de l’efficience de leurs infrastructures et de leurs réseaux. Que l’on envisage la fourniture d’énergie, d’eau, de données ou le transport des personnes et des biens, qu’il s’agisse de se pencher sur les systèmes de distribution, l’organisation du travail ou des loisirs, nos sociétés sont toujours plus tributaires du bon fonctionnement des réseaux et infrastructures. Des flux tendus en matière de gestion de stocks aux déplacements pendulaires en passant par l’essor du télétravail et la dépendance à Internet, mille exemples attestent de cet état de fait. D’ailleurs, ceux qui souhaitent frapper à mort nos sociétés et leurs modes de fonctionnement ont bien pris conscience de cette fragilité : « l’infrastructure technique de la métropole est vulnérable : ses flux ne sont pas seulement transports de personnes et de marchandises, informations et énergie circulent à travers des réseaux de fils, de fibres et de canalisations, qu’il est possible d’attaquer. Saboter avec quelque conséquence la machine sociale implique aujourd’hui de reconquérir et réinventer les moyens d’interrompre ses réseaux »[5].

L’enjeu symbolique et politique de ces réseaux et infrastructures vitales les a, de longue date, désignés comme des cibles aux revendications de toutes sortes et il justifie une protection vigilante de ces installations ; réalité constatée tant en France[6] qu’à l’étranger[7]. Ils ont aussi bien fait l’objet de tentatives de destructions que de blocages. Les combattants du FLN les visèrent en 1958 lors de la campagne du référendum visant à instaurer la Ve République, tandis que les revendications autonomistes ou régionalistes ainsi que celles de la gauche radicale ont fréquemment ciblé les installations nucléaires, spécialement au cours des années 1970[8]. Loin de se limiter à la France, cette situation se rencontre dans de très nombreux pays et plus près de nous, ce sont fréquemment les vecteurs et infrastructures de transports qui ont fait l’objet d’attaques criminelles, des attentats du World Trade Center à ceux ayant touché les gares de Madrid. Plus nombreuses encore sont les tentatives ayant fait long feu[9]… En ce qui concerne les blocages, il n’est pas rare que des grévistes ou manifestants cherchent à entraver le fonctionnement ou l’accès aux infrastructures vitales. Sans chercher à établir une liste exhaustive de situations ayant donné lieu à de tels événements, les faits les plus récents le rappellent aisément. Lors des mouvements sociaux accompagnant en France la grève contre la réforme du système des retraites au cours de l’hiver 2019, il a été de nombreuses fois appelé à mettre en place un blocage des dépôts pétroliers, quant à plusieurs reprises des manifestants ont pu investir et occuper les voies ferrées afin d’empêcher la circulation des trains ; cela sans négliger les difficultés de circulation sur les réseaux ferroviaires en elles-mêmes et les conséquences économiques qu’elles occasionnent. Ce qui est vrai des blocages résultant des revendications et luttes sociales l’est également d’un point de vue géostratégique, la France, comme tous les États, ayant à cœur de sécuriser ses approvisionnements, notamment énergétiques[10].

Pourtant, l’examen de la littérature relative à ces enjeux atteste d’une très faible analyse doctrinale de ces questions, ce qui ne peut manquer de surprendre au regard du nombre des attaques intervenues et de l’importance de ces réseaux et infrastructures pour la survie de nos sociétés. En France, on ne compte ainsi que six thèses tendant à envisager ces questions et le plus souvent d’assez loin ou de manière purement technique[11] ; cela alors même que la mise en place et le contrôle de mesures de sécurité sera fréquemment de nature à poser, envisager ou constater des risques de sûreté[12]. En particulier, et en dehors de ces travaux, si les revues accueillent parfois des publications s’intéressant à ces problématiques, il n’existe à ce jour aucun ouvrage spécifiquement consacré aux enjeux attachés à la sécurisation des infrastructures vitales. La publication des actes des deux séminaires organisés à Mulhouse en 2018-2019, le premier portant sur La sécurisation des infrastructures de transport et le second surLa sécurisation des infrastructures d’approvisionnement, vise ainsi à offrir au public un vaste tour d’horizon des enjeux liés à la question de la sécurisation des réseaux et infrastructures vitales.

Pour cela, les auteurs de cet ouvrage ont délibérément fait le choix de croiser les approches des universitaires et des opérateurs d’importance vitale, de partager les expériences des acteurs du secours d’urgence[13] et celles des services assurant la sûreté de ces infrastructures[14]. Le regard et l’action des institutions chargées de diffuser la culture de sûreté au sein de la société en général[15] et vers les acteurs économiques en particulier[16] se devaient d’être confrontés aux analyses, contraintes et difficultés des intervenants qui retranscrivent au quotidien ces prescriptions dans leurs process. L’ouvrage vise également à mettre en perspective les attitudes du secteur privé[17] et celles du public, ainsi qu’à enrichir la compréhension des pratiques françaises[18] et européennes[19] par l’examen d’autres démarches pouvant intervenir à l’étranger. Fidèles à la tradition universitaire de la disputatio, il n’était pas question pour les auteurs de passer sous silence certaines des limites des dispositifs institués. Celles-ci sont multiples. Si les premières résultent assurément de l’importance des réseaux et du nombre extrêmement élevé d’infrastructures dont il convient d’assurer la surveillance, les secondes découlent de la pluralité et de la diversité des interlocuteurs et services chargés de cette mission. En outre ne doit pas négligé le fait que ces réseaux et infrastructures sont aujourd’hui largement placés entre les mains d’acteurs privés, l’État ne les contrôlant plus directement[20] ; cela, tout en se souvenant qu’en la matière, la transparence absolue est évidemment un facteur accru de risques[21].

Enfin, la question de la sécurisation des réseaux et infrastructures d’importance vitale renouvelle la dialectique éternelle de la lutte entre la cuirasse et l’épée. Les spécialistes du droit de la sécurité et les férus de stratégie savent que la victoire revient alors dans la quasi-totalité des cas à l’épée, celui qui la tient sachant à l’avance où, quand et comment il frappera, laissant le porteur de bouclier dans la posture de la cible ne sachant à quel moment elle sera frappée[22]. Pourtant, ils savent également que l’anticipation et la préparation sont les seuls moyens permettant d’anticiper et d’éventuellement contrer les agressions[23]. La maîtrise technologique est aujourd’hui une clé de la sécurisation des infrastructures vitales, qu’elle s’appuie sur l’usage de nouvelles techniques[24] ou sur des procédés de modélisation[25]. Elle se révèle d’autant plus importante que la sauvegarde physique des réseaux et infrastructures est peut-être même déjà aujourd’hui en partie dépassée, les risques évoluant à chaque instant et étant désormais aussi de nature informatique, liés à l’essor de la cybercriminalité. La sécurisation des sites sensibles passe d’ores et déjà par leur protection contre les cyber-menaces[26]. C’est ainsi que l’étude des enjeux et moyens de la sécurisation des infrastructures vitales (Première partie) précède celle des pratiques et limites de cette sécurisation (Seconde partie).


[1] CERDACC, unité de recherches n° 3992, Université de Haute-Alsace.

[2] Ordonnance n° 58-1371 du 29 décembre 1958 tendant à renforcer la protection des installations d’importance vitale (JO du 31, p. 12 064).

[3] Article L. 1332-1 du Code de la défense ; rédaction inchangée depuis sa rédaction initiale de 1958.

[4] V. not. Elie TENENBAUM, Partisans et Centurions. Une histoire de la guerre irrégulière au XXe siècle, Perrin, 2018 ; Christian MALIS, Hew STRACHAN, Didier DANET (dir.), La guerre irrégulière, Économica, 2011 ; Hervé COUTAU-BÉGARIE, « Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? », Stratégique, 2009, n° 93-96, pp. 13-30.

[5] Comité invisible, L’insurrection qui vient, La fabrique éditions, 2007, p. 101 ; les auteurs précisant ensuite leur pensée : « Tout bloquer, voilà désormais le premier réflexe de tout ce qui se dresse contre l’ordre présent. Dans une économie délocalisée, où les entreprises fonctionnent à flux tendu, où la valeur dérive de la connexion au réseau, où les autoroutes sont des maillons de la chaîne de production dématérialisée qui va de sous-traitant en sous-traitant et de là à l’usine de montage, bloquer la production, c’est aussi bien bloquer la circulation », ibid., p. 115.

[6] V. Bertrand PAUVERT, « La sécurisation des infrastructures de transport », infra, pp. 21-33.

[7] V. Grégory COULLET-RICCI, « Pratiques étrangères en matière de sécurisation des infrastructures », infra, pp. 211-216.

[8] Teva MEYER, « Militantisme anti-nucléaire et sécurité des installations. Perspective du géographe », in Sûreté et sécurité des installations nucléaires civiles, Muriel RAMBOUR dir., Mare-Martin, 2021.

[9] V. Christophe AUBERTIN, « La sécurisation des infrastructures de transport accessibles au public », infra, p. 99-107 et Emmanuel BRIQUET, « La sécurisation des infrastructures de transport de la RATP », infra, pp. 191-200.

[10] V. Florian MANET, « Thalassocratie criminelle et sécurisation des approvisionnements stratégiques », infra, pp. 157-179.

[11] Isabelle DA SILVA, La sécurité des infrastructures de transport, Thèse Droit, Montpellier, 2008 ; Sara BOUCHON, L’identification des infrastructures critiques : réflexion à partir de l’exemple européen, Thèse Géographie, Paris X, 2011 ; Olivier PALLUAULT, Stratégie de la précaution : la construction de la protection des infrastructures critiques aux États-Unis (1993-2003), Thèse Science Politique, Paris II, 2009 ; Benoît ROZEL, La sécurisation des infrastructures critiques : recherche d’une méthodologie d’identification des vulnérabilités et modélisation des interdépendances, Thèse Génie électrique, INP Grenoble, 2009 ; Leidy Carolina TRANCHITA RATIVA, Évaluation du risque pour la sécurité des réseaux électriques face aux événements intentionnels, Thèse Génie électrique, INP Grenoble, 2008 et Danilo D’ELIA, La cybersécurité des opérateurs d’importance vitale : analyse géopolitique des enjeux et des rivalités de la coopération public-privé, Thèse Géopolitique, Paris VIII, 2017.

[12] V. Stéphane RACLOT, « Sécurisation des infrastructures, entre sûreté et sécurité, quels nouveaux équilibres ? », infra, pp. 243-250 ; v. également les propos de Marie LERAT, Ingénieur chargée d’Études chez EGIS Tunnels et experte agréée par la Commission nationale d’évaluation de la sécurité des ouvrages routiers au cours de la table-ronde dirigée par Bertrand PAUVERT, « Les pratiques de sécurisation des infrastructures », infra, pp. 223-241.

[13] V. l’intervention et les remarques du Colonel Denis GIORDAN, Directeur départemental adjoint du SDIS de la Savoie au cours de la table-ronde dirigée par Bertrand PAUVERT, « Les pratiques de sécurisation des infrastructures », infra, pp. 223-241.

[14] V. Nicolas LE SAUX, « Le recours à la sécurité privée dans la sécurisation des infrastructures », infra, pp. 201-209.

[15] V. la contribution de Tiphaine BEAUSSANT, Chargée de mission « sécurité des activités d’importance vitale » au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), « L’action de l’État pour la sécurisation des infrastructures de transport », infra, pp. 35-45.

[16] V. l’approche du Colonel Emmanuel HOUZÉ du Service de défense et de sécurité du Ministère de la Transition écologique et solidaire, déclinée lors de la table-ronde dirigée par Bertrand PAUVERT, « Les pratiques de sécurisation des infrastructures », infra, pp. 223-241

[17] V. Christophe MAISSA, « La sécurisation de l’approvisionnement des populations en eau », infra, pp. 181-183 et Marc BETTON, « La sécurisation du transport d’électricité », infra, pp. 185-190.

[18] V. Muriel RAMBOUR, « Les obligations de sécurité des opérateurs d’importance vitale », infra, pp. 47-72.

[19] Pierre BERTHELET, « L’édification d’un droit européen de la protection des infrastructures de transport au prisme de la menace terroriste. Une conjonction de trois dynamiques intégratives», infra, pp. 73-97.

[20] V. Bertrand PAUVERT, « La gestion déléguée des infrastructures vitales et les enjeux de sûreté », infra, pp. 143-155.

[21] V. V. DOEBELIN, « La transparence au risque de la sécurité : l’inscription des infrastructures vitales dans les documents d’urbanisme », infra, pp. 109-116.

[22] V. Guillaume FARDE, « L’impossible sécurisation des infrastructures ? », infra, pp. 217-222.

[23] V. l’approche présentée par le Chef d’escadron Fabrice BLANC, du Centre national de la sécurité des mobilités au sein de la Direction Générale de la Gendarmerie Nationale, à l’occasion de la table-ronde dirigée par Bertrand PAUVERT, « Les pratiques de sécurisation des infrastructures », infra, pp. 223-241.

[24] V. Cassandra ROTILY, « Le recours aux drones dans la sécurisation des infrastructures », infra, pp. 117-127.

[25] V. Jade AUREGLIA et Martin PASQUESOONE, « L’intelligence artificielle au service de la sûreté des espaces ouverts », infra, pp. 129-139.

[26] V. Marc WATIN-AUGOUARD, « Les infrastructures et les cyber-menaces », infra, pp. 251-257.