Revue française de criminologie et de droit pénal, 2021-16, pp. 57-68.
L’étude de Bertrand Pauvert vise à montrer comment, au-delà de la seule question ordinairement mise en avant (pour des considérations médiatiques et politiques) de la protection des libertés individuelles, l’institution de la QPC s’inscrivait également dans une tentative de conserver une interprétation nationale des règles de droit afin d’échapper aux conséquences de l’intégration de la France dans l’ordre juridique de l’Union.
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Résumé : En 1975, le Conseil constitutionnel s’est interdit d’effectuer tout contrôle de conventionnalité. Depuis cette date, l’essor de ce contrôle opéré par le juge ordinaire a considérablement affaibli la portée de la loi votée. En effet, toutes les juridictions nationales sont en mesure d’écarter l’application d’une loi promulguée dès lors qu’elles la jugent contraire aux stipulations d’une convention internationale. En 2008, la création de la question prioritaire de constitutionnalité, visait notamment à permettre au Conseil constitutionnel de retrouver une certaine supériorité dans le contrôle de la loi a posteriori, le contrôle de constitutionnalité devant être priorisé par rapport au contrôle de conventionnalité. Si cet objectif a été atteint à propos des stipulations internationales ordinaires, les spécificités du droit de l’Union ont très rapidement conduit la Cour de justice de l’Union européenne à rappeler que toute jugement national des normes devait être conforme à l’interprétation supérieure validée par elle-même, au nom de la primauté du droit de l’Union.
Abstract : In 1975, the Constitutional Council prohibited itself from carrying out any checks on conventionality. Since that date, the growth of this control operated by the ordinary judge has considerably weakened the scope of the voted law. Indeed, all national courts are in a position to exclude the application of a promulgated law if they consider it to be contrary to the stipulations of an international convention. In 2008, the creation of the priority question of constitutionality, aimed in particular to allow the Constitutional Council to regain a certain superiority in the control of the law a posteriori, the control of constitutionality to be prioritized over the control of conventionality. If this objective was achieved with regard to ordinary international stipulations, the specificities of European Union law very quickly led the Court of Justice of the European Union to recall that any national judgment on standards had to comply with the higher interpretation validated by itself, because of Union law primacy.
Mots clés : conventionnalité – constitutionnalité – Union européenne – Hiérarchie des normes – primauté du droit de l’Union – Conseil constitutionnel
Keywords : conventionality – constitutionality – European Union – Norms hierarchy – Union law primacy – French supreme Court
La QPC, une tentative infructueuse de retrouver une interprétation nationale des normes
Jusqu’à 2010 tous les spécialistes de la Ve République pouvaient relever que « l’absence d’une procédure permettant d’assurer un contrôle efficace de la constitutionnalité des lois, est une caractéristique de l’histoire constitutionnelle et politique française »[1]. Ce long refus fut d’abord le fruit de la méfiance des révolutionnaires à l’encontre des Parlements[2]. Les multiples atteintes aux libertés alors intervenues conduiront ensuite Sieyès à envisager dès 1795 un contrôle de constitutionnalité par une institution extérieure aux organes législatif ou exécutif ; pour autant, ce contrôle, validé par les Constitutions impériales n’aura aucun effet pratique. Sous la IIIe République, les parlementaires renouèrent avec les principes hérités de la Révolution, refusant, au nom de la « loi-reine » et de la nation souveraine, toute idée de contrôle de constitutionnalité, malgré l’opinion contraire d’une partie importante de la doctrine (Hauriou et Duguit). Si la Constitution de 1946 prévoyait l’existence d’un Comité constitutionnel, celui-ci n’avait aucune effectivité, se bornant en cas de saisine, à examiner si une éventuelle promulgation de la loi supposait une révision constitutionnelle au préalable…
Les choses changèrent avec la Constitution de 1958 et la création du Conseil constitutionnel. D’abord conçu comme « une arme contre la déviation du régime parlementaire »[3], le Conseil dépassera ce rôle pour apparaître comme un gardien des libertés. Cette évolution résulta de la concomitance de deux événements. Le premier fut le fait du Conseil lui-même, lorsqu’il s’arrogea le droit de vérifier la conformité de la loi non seulement à la Constitution elle-même, mais au regard de l’ensemble des éléments formant le bloc de constitutionnalité[4] ; le second de ces événements fut l’extension du droit de saisine en 1974. La saisine désormais fréquente du Conseil qu’elle permit fit que les plus grandes lois soient déférées au contrôle de constitutionnalité, obtenant au Conseil la place et la réputation qui sont aujourd’hui les siennes. Ce rôle de gardien des libertés n’en connaissait pas moins certaines lacunes et notamment celle résidant dans l’impossibilité de mettre en cause une loi a posteriori, le contrôle figurant sous l’article 61 de la Constitution étant un contrôle a priori et par voie d’action.
A partir des années 1980, les voix se firent toujours plus nombreuses à réclamer l’instauration d’un contrôle a posteriori. Ce contrôle interviendra à la suite de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 instaurant sous l’article 61-1 de la Constitution la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Si l’institution de ce mécanisme fut alors et reste le plus souvent justifiée par la nécessité de parachever l’édifice de protection des libertés en France, il est rarement rappelé qu’elle le fut tout autant par l’impératif de permettre une réinterprétation nationale des normes, à l’encontre de l’essor de l’intervention des Cours supranationales sur l’interprétation des normes internes.
Dix ans après l’instauration de la QPC, il est possible de dresser un premier bilan de cette tentative et si cette procédure visait bien à permettre une réinterprétation nationale des normes (I), force est de constater le semi-échec de de cette tentative (II).
I. L’instauration de la QPC ou la volonté de retrouver un contrôle national de la norme
La mise en place d’un système de contrôle de constitutionnalité par voie d’exception outre de répondre à des attentes de longue date formulées par la Doctrine répond surtout à différentes nécessités techniques. Si les plus connues sont celles liées aux lacunes du contrôle de constitutionnalité a priori, les plus intenses résultent de l’essor du contrôle de conventionnalité.
A. Les lacunes du contrôle de constitutionnalité a priori
Le contrôle de constitutionnalité mis en place en France par la Constitution de 1958, sur le fondement de l’article 61 intervient a priori, il est facultatif et rend quasi impossible tout contrôle a posteriori des dispositions législatives en cause.
1. Un contrôle facultatif
Obligatoire pour les lois organiques de l’article 46, le contrôle de constitutionnalité reste pour l’essentiel facultatif et obéit aux règles instituées pour sa saisine. Or, si l’ouverture de la saisine à l’opposition, par l’extension du droit de saisine à soixante parlementaires intervenue en 1974, a depuis permis que les principales lois soient déférées au contrôle du Conseil constitutionnel, il n’en demeure pas moins que ce mode de saisine connaît des zones d’ombre.
En particulier, la saisine s’apparentant à une opération autant politique que juridique, il peut arriver que ces mêmes motivations politiques conduisent à une absence de saisine. C’est ainsi qu’en matière de libertés, au moins deux lois significatives n’ont pas fait l’objet de saisine parlementaire, autant par opportunisme circonstanciel[5] que par crainte de mise en cause[6]… On se souviendra d’ailleurs encore que la loi suspendant le service national fut votée le 21 octobre 1997 et promulguée dès le 28, alors même que les parlementaires réunissaient les signatures visant à la déférer au contrôle du juge constitutionnel[7]…
2. L’impossible contrôle ultérieur
Une fois déclarée conforme à la Constitution, la loi ne pouvait quasiment plus faire l’objet de contestation quant à sa constitutionnalité, le Conseil ayant jugé que la constitutionnalité des lois promulguées « ne peut être mise en cause même par voie d’exception »[8]. Il existait une possibilité mais de fait très restreinte, puisque le Conseil constitutionnel admit le principe de l’exception d’inconstitutionnalité d’une loi déjà promulguée à l’occasion du contrôle a priori d’une loi nouvelle portant modification de la loi précédemment déclarée conforme à la Constitution[9]. L’examen des jurisprudences intervenues ultérieurement sur ce fondement témoigne toutefois du caractère extrêmement limité et restreint de cette possibilité.
B. Le recours au contrôle de constitutionnalité a posteriori
Bien qu’il puisse apparaître comme dommageable sous l’angle de la protection des droits et libertés, au regard des lacunes observées, le refus de tout contrôle a posteriori aurait sans doute pu se poursuivre durablement si l’essor du contrôle de conventionnalité n’avait fait peser une lourde pression en faveur d’une évolution, laquelle interviendra finalement en 2008.
1. L’exigence issue du contrôle de conventionnalité
La décision IVG 1[10] permettait au Conseil constitutionnel de ne pas avoir à censurer la loi dépénalisant le recours à l’avortement[11] ; nul ne pouvait alors prévoir que cette décision mettrait à terme le juge constitutionnel et partant, le législateur, dans une position inconfortable.
En refusant de vérifier la conformité d’une loi aux engagements internationaux, au motif que l’article 61 de la Constitution n’exigeait qu’un contrôle de la conformité de la loi à la seule Constitution et non aux traités ratifiés, le Conseil ouvrait la voie à un contrôle de conventionnalité effectué par le juge ordinaire. Celui-ci intervint, très rapidement du côté du juge judiciaire[12], plus lentement du côté d’un juge administratif appliquant longuement la théorie de la loi-écran[13]. Simplement, il convient de relever qu’au début de l’année 1975, le poids des normes d’origine externe dans l’ordre juridique interne de la France était extrêmement faible et les possibilités de contradiction entre une loi et une Convention assez restreintes… En effet, du côté du système communautaire, celui-ci fonctionnait sous l’empire du compromis de Luxembourg (décision à l’unanimité) et ne portait pas encore sur des domaines trop vastes[14] ; par ailleurs et en en ce qui concerne le droit de la Convention EDH, celle-ci venait à peine d’être ratifiée par la France qui n’acceptait pas encore la saisine individuelle[15]…
Le résultat de cette position jurisprudentielle ne tardera pourtant pas à se faire sentir dans l’ordre juridique français. En effet, le refus du Conseil constitutionnel d’effectuer tout contrôle de conventionnalité aura pour effet que toute juridiction française pourra mettre en cause une loi promulguée, éventuellement même dès le lendemain de sa promulgation et l’écarter de l’ordre juridique, au motif de son inconventionnalité… Cela quand bien même elle ait été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel ! Paradoxalement, une seule juridiction française se voyait interdire ce contrôle a posteriori de la loi : le Conseil constitutionnel lui-même et du fait de sa propre jurisprudence ! Si le contrôle de conventionnalité ne saurait évidemment être strictement équivalent à un contrôle de constitutionalité, ils n’en ont pas moins tous deux le même effet in concreto, à savoir la mise à l’écart de l’application de la loi dans l’ordre juridique français[16]. Ce paradoxe dans le contrôle, conjugué à l’extension de la place du droit d’origine externe commandaient donc l’instauration d’un contrôle a posteriori de la loi.
2. Le choix d’un contrôle par voie d’exception
Face à cette situation grandement inconfortable résultant de ce que toute juridiction sauf le Conseil constitutionnel pouvait écarter l’application d’une loi, une évolution s’imposait. Celle-ci se voyait évoquée par le professeur François Luchaire dès 2001 ; il relevait alors que pour achever l’évolution ayant fait du juge constitutionnel un gardien des libertés : « un dernier pas mériterait d’être accompli : lorsque, aujourd’hui, le citoyen se plaint de ce qu’une loi a permis de porter atteinte à sa liberté, il peut saisir une juridiction européenne qui invitera le juge français à ne pas appliquer cette loi ; il serait beaucoup plus simple de permettre au citoyen d’invoquer une exception d’inconstitutionnalité aboutissant au Conseil constitutionnel »[17].
Au lendemain de l’élection présidentielle de 2007, le Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions réuni sous la direction d’Edouard Balladur remettait son rapport et faisait sienne la réflexion de François Luchaire. L’une de ses propositions phare visait à reconnaître aux justiciables un droit nouveau, l’exception d’inconstitutionnalité (proposition n° 74). Pour le Comité, cette solution se justifiait notamment du fait de la disparité des contrôles dont pouvait faire l’objet une loi, tout juge pouvant écarter une disposition législative au motif qu’il l’estime contraire à une convention internationale, sans qu’il lui appartienne« d’apprécier si la même disposition est contraire à un principe de valeur constitutionnelle » ; cela alors même que « les principes dont il fait application dans le premier cas sont, en pratique, souvent voisins de ceux qu’il aurait à retenir si lui-même ou le Conseil constitutionnel était habilité à statuer sur la conformité à la Constitution de la loi promulguée ». Situation engendrant une conséquence dommageable : « il s’ensuit que les justiciables sont portés à attacher plus de prix à la norme de droit international qu’à la Constitution elle-même »[18].
Cette situation conduisait le Comité à recommander aux pouvoirs publics de permettre à tout justiciable d’invoquer au cours d’un procès, par voie d’exception, la non-conformité à la Constitution d’une disposition législative lui étant appliquée ; à charge pour le juge d’en saisir le Conseil constitutionnel. Cette proposition fut retenue et mise en œuvre par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, puis la loi organique du 10 décembre 2009[19]. Dix après son instauration, cette procédure a-t-elle permis la reprise en main du contrôle de la norme par le juge interne ?
II. L’application de la QPC ou l’impossibilité de retrouver un contrôle national de la norme
Avec la QPC, tout justiciable peut soulever, à l’occasion d’une instance, la question de la constitutionnalité de la norme législative à laquelle il se voit tenu d’obéir. S’il s’agissait par cette procédure de permettre la reprise en main par le juge constitutionnel du contrôle de la loi, force est de constater que cette porte étroite ne sera qu’à peine entrouverte.
A. La porte étroite du contrôle de conventionnalité au prisme du contrôle de constitutionnalité
Les conditions de mise en œuvre d’une QPC sont strictement encadrées et ce recours n’est possible que s’il est estimé que la loi porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Pour autant derrière les mots pompeux mettant en avant une garantie des droits supplémentaires, la procédure instituée témoigne de la porosité pratique entre le contrôle de constitutionnalité instauré et celui de conventionnalité officiellement écarté.
1. La mise en cause de l’atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit
Le dispositif inscrit sous l’article 61-1 de la Constitution permet qu’un justiciable mette en cause une disposition législative qui lui serait applicable à l’occasion d’une instance, s’il estime qu’elle porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. La QPC s’inscrit donc, comme tout mécanisme d’exception, au cœur d’un procès et permet la mise en cause d’une « disposition législative » ; sous ce terme il s’agit d’envisager l’ensemble des normes de valeur législative, à l’exclusion des lois référendaires ou lois organiques, des ordonnance ratifiée par le Parlement et lois du pays de Nouvelle-Calédonie.
Par la référence aux droits et libertés que la Constitution garantit, il s’agit de la Constitution entendue au sens large, telle que celle-ci s’apprécie à la lumière du bloc de constitutionnalité[20]. Toutefois, seules les dispositions de ces textes visant les droits et libertés sont susceptibles d’être visées, ce qui exclut toutes celles touchant à l’organisation des pouvoirs publics, aux rapports entre ceux-ci ou à la compétence normative ; de même des dispositions relatives à la procédure d’adoption des lois.
La juridiction devant laquelle la QPC est soulevée statue sur sa transmission, après avoir vérifié que la disposition contestée soit bien applicable à la situation en cause et qu’elle n’ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel[21]. Une fois saisi celui-ci dispose de trois mois pour se prononcer. Pour autant, l’un des intérêts principaux de la réforme réside dans la tentative qu’elle réalise de redonner au Conseil le contrôle de la loi a posteriori, eu égard à la porosité entre contrôles de conventionnalité et de constitutionnalité.
2. La porosité entre contrôles de conventionnalité et de constitutionnalité
L’intérêt -et la difficulté- de la réforme tient à l’articulation entre le mécanisme de la QPC et la mise en œuvre du contrôle de conventionnalité, spécialement lorsque celui-ci porte sur le droit de l’Union. En effet et comme le relevait le Comité Balladur en 2007, les principes dont il fait application dans ces deux contrôles sont, en pratique, souvent voisins. Pour ne prendre qu’un exemple, les articles 7, 8 et 9 de la Déclaration de 1789, aussi qualifiés « d’Habeas corpus à la française » correspondent à l’essentiel des droits visés par les stipulations des articles 6 et 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[22]. Par voie de conséquence, lorsqu’une disposition législative apparaît susceptible d’être contestée tant au regard de sa constitutionnalité que de sa conventionnalité, la procédure instituée vise à effectuer en priorité le contrôle national de constitutionnalité avant que d’envisager les enjeux de conventionnalité. Cette nécessité de d’abord effectuer le contrôle de constitutionnalité explique d’ailleurs que le mécanisme institué ait hérité du qualificatif de « prioritaire ».
Ce dispositif permet qu’une norme législative se voit contestée au regard de sa constitutionnalité avant même qu’elle ne fasse l’objet d’une mise en cause eu égard à sa conventionnalité ; solution permettant qui plus est d’éviter une condamnation éventuelle de la France par une juridiction internationale… Pour habile qu’elle soit logiquement et intellectuellement, cette articulation entre les deux contrôles ne pouvait manquer de se révéler d’un usage complexe. S’il apparaît autant légitime que naturel que le contrôle de la norme nationale soit effectué par le juge interne et que ce dernier soit prioritairement à tout autre juge amené à écarter l’usage d’une norme, la procédure instituée ne pouvait empêcher que des difficultés subsistent.
Sur le fond, on notera simplement que si les droits protégés par la Constitution et les conventions internationales peuvent être semblables, leur interprétation ne sera pas forcément identique selon le juge considéré ; dès lors l’hypothèse de distorsions de jurisprudence n’était pas à exclure. Quant à la forme, si la priorité du contrôle national d’une disposition législative ne soulevait pas de difficulté particulière lorsqu’était aussi en cause la conformité avec une stipulation issue du droit de la Convention EDH, elle s’avérait plus complexe à mettre en œuvre en matière de droit de l’Union. En effet, l’existence d’un mécanisme de la question préjudicielle à propos de la conformité d’une disposition nationale au droit européen rendait assurément délicate la mise en œuvre « prioritaire » de la QPC.
B. De l’entrebâillement à la fermeture de la porte
Pressenties, ces difficultés se présentaient très vite et trois mois après son instauration, la QPC se voyait strictement encadrée par un juge européen réaffirmant l’absolue prééminence du droit de l’Union. Situation rendant illusoire l’affirmation d’une interprétation nationale des normes.
1. La prééminence réaffirmée de l’Union
Les toutes premières décisions QPC rendues illustraient cette situation. Rendue le 11 juin 2010, la décision 6/7 QPC constatait la contrariété à la Constitution de l’article L. 7 du code électoral[23] permettant dans le même temps d’éviter toute condamnation ultérieure de la France pour la contrariété dudit article L. 7 aux stipulations de la Convention EDH[24]. Pour autant, c’est bien avec le droit de l’Union que les choses allaient se corser. L’existence d’une procédure de question préjudicielle à propos de la conformité d’une disposition nationale au droit communautaire pouvait rendre délicate la mise en œuvre « prioritaire » de la QPC. Voyant là une possible contradiction entre le mécanisme de la QPC et le droit de l’Union, la Cour de cassation en saisissait la Cour de justice de l’Union européenne.
Celle-ci concluait, par son arrêt Melki du 22 juin 2010, à la compatibilité de la QPC avec le droit de l’Union, mais seulement pour autant ces dispositions n’empêchaient pas les juridictions nationales « de saisir, à tout moment de la procédure qu’elles jugent approprié, et même à l’issue de la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité, la CJUE de toute question préjudicielle qu’elles jugent nécessaire, d’adopter toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union, et de laisser inappliquée, à l’issue d’une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en cause si elles la jugent contraire au droit de l’Union »[25]…
Trois mois après l’instauration de la QPC, la CJUE rappelait ainsi le caractère subordonné et limité de la procédure de QPC. Sur ce renvoi de la Cour de cassation, elle observait que le droit de l’Union ne s’opposait pas à une législation nationale telle que la QPC, pour autant que les autres juridictions nationales restent libres de saisir à tout moment la CJUE de toute question préjudicielle qu’elles jugeraient nécessaire et cela même à l’issue d’une QPC éventuellement intervenue… Après cette défaite symbolico-technique quelles pourraient être les conditions d’une interprétation nationale des normes ?
2. L’impossible interprétation nationale des normes
La question reste bien celle de la possibilité de maintenir une interprétation nationale d’une norme contestée. Or l’impossibilité actuelle résulte d’une opposition entre deux logiques, l’une de philosophie politique, l’autre juridique. Sous l’angle de la philosophie politique et partant du principe que toute souveraineté résidant par essence dans la Nation, il importe que la garantie des droits énoncée à l’article 16 de la DDHC soit mise en œuvre conformément aux droits validés par la Nation et interprétés en dernière analyse par le juge national. Or, d’un strict point de vue juridique et d’ailleurs de par la volonté du Constituant, le droit conventionnel s’impose sur le droit national[26].
Dans le cadre du contrôle a priori des normes, le Conseil constitutionnel a baissé pavillon. Saisi de la conformité à la Constitution de lois de transposition de directives, il a rappelé : « la transposition en droit interne d’une directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle »[27] et qu’« il n’appartient qu’au juge communautaire, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par une directive communautaire tant des compétences définies par les traités que des droits fondamentaux garantis par l’article 6 du TUE »[28]. Si en 2004, le Conseil semblait se réserver encore la possibilité de faire obstacle à la transposition d’une directive en présence « d’une disposition expresse contraire de la Constitution »[29], il a, depuis cette date, ouvert la possibilité de transposer une disposition allant « à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France », subordonnant simplement celle-ci à une révision constitutionnelle préalable[30]… Dans le cadre du contrôle a posteriori des normes, la défaite fut plus rapide encore et le verdict, cela vient d’être rappelé, prononcé quasi instantanément par la CJUE elle-même.
A ce stade, que conclure ? D’abord, qu’il n’y a sans doute pas lieu d’incriminer le juge constitutionnel. Tenu par les règles de droit, il lui était sans doute difficile d’affirmer la prééminence d’un principe de philosophie politique sur une règle juridique explicitement consacrée. Par ailleurs et si tant est qu’il l’ait jamais souhaité, pourquoi se serait-il fait plus royaliste que le roi, les gouvernants ayant eux-mêmes continuellement, depuis quarante ans, affirmé et accepté cette supériorité des normes d’origine externe. Ensuite, le constat s’impose qu’à ce stade, la réinterprétation nationale des normes en dernier ressort ne pourra donc résulter que d’une épreuve de force avec les institutions et juridictions européennes. Il ne reste qu’à élire des gouvernants prêts à celle-ci, toute autre solution relevant de l’illusoire.
[1] D.-G. Lavroff, Le système politique français, 4e éd., Dalloz, 1986, p. 237.
[2] Cette méfiance conduisit au refus que les actes adoptés par la représentation nationale fassent l’objet d’un quelconque contrôle ; ce refus se justifiait tant d’un point de vue théorique, la souveraineté de la nation n’admettant aucune forme de limitation, que d’un point de vue pratique, la loi des 16 et 24 août 1790 interdisant tout contrôle : « les tribunaux ne pourront, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du corps législatif sanctionnés par le roi, à peine de forfaiture ».
[3] M. Debré, discours du 27 août 1958 devant le Conseil d’Etat.
[4] CC, n° 71-44 DC, 16 juil. 1971, Liberté d’association.
[5] Adoptée précipitamment au lendemain des attentats du 11 sept. 2001, la loi sur la sécurité quotidienne (n° 2001-1062 du 15 nov. 2001) contenait de nombreuses dispositions susceptibles d’être considérées comme contraire à la Constitution… Toutefois, la loi ne fit l’objet d’aucune saisine parlementaire… Plus près de nous, cette même situation se renouvellera en 2013 lors de l’adoption de la loi n° 2013-1168 du 18 déc. 2013 relative à programmation militaire pour les années 2014 à 2019, avec l’absence de saisine du Conseil constitutionnel du contenu de la loi et spécialement de son article 20 ouvrant la porte à de larges facultés d’écoutes et d’interceptions ; aucune saisine du Conseil ne put intervenir, les 251 députés ayant voté contre le texte, pas plus que les 139 sénateurs n’étant parvenus à s’accorder pour opérer une saisine. Ces dispositions relèvent aujourd’hui du Livre VIII du Code de la sécurité intérieure.
[6] La loi du 13 juil. 1990, dite loi Gayssot et visant à la répression du racisme, adoptée au lendemain de la profanation du cimetière juif de Carpentras n’a pas été déférée au contrôle du juge constitutionnel, des parlementaires craignant de voir leur saisine assimilée à de la sympathie pour le révisionnisme et ce alors même qu’elle se donne explicitement pour objet de limiter la liberté d’expression (depuis, cette loi a été déclarée conforme à la Constitution dans le cadre d’un contrôle a posteriori : CC, n° 2015-512 QPC, 8 janv. 2016, M. V. Reynouard, Délit de contestation de l’existence de certains crimes contre l’humanité).
[7] CC, n° 97-392 DC, 7 nov. 1997, Loi portant réforme du service national.
[8] CC, n° 78-96 DC, 27 juil. 1978, Monopole de la radio et de la télévision.
[9] CC, n° 85-187 DC, 25 janv. 1985, Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie.
[10] La première rendue sur saisine parlementaire après la révision de 1974.
[11] CC, n° 74-54 DC, 15 janv. 1975, IVG I.
[12] Ccass., 24 mai 1975, Sté des Cafés Jacques Vabre.
[13] CE, 20 oct. 1989, Nicolo. D’ailleurs il n’abandonna cette théorie qu’après que le Conseil constitutionnel, agissant comme juge électoral, abandonne lui-même cette théorie, en faisant application de la norme d’origine externe, sans plus tenir compte d’un quelconque écran : CC, n° 88-1082 AN, 21 oct. 1988, 5e circ. du Val-d’Oise.
[14] Ces deux éléments évolueront après la signature de l’Acte unique européen, en 1986.
[15] La ratification n’aura lieu qu’en 1974, tandis que le droit de recours individuel ne sera accepté qu’en 1981…
[16] En outre, dans le cas du contrôle de constitutionnalité, la décision de contrariété possède un effet erga omnes, tandis que dans le cas du contrôle de conventionnalité, il existe un effet relatif de la chose jugée qui ne s’applique donc qu’à l’espèce considérée…
[17] F. Luchaire, « Souvenirs du 16 juillet 1971 », in La Liberté d’association et le Droit, http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/documentation-publications/dossiers-thematiques/2001-anniv.-loi-de-1901-relative-au-contrat-d-association/actes-discours-et-allocutions-prononces-lors-du-colloque.16458.html
[18] Une Ve République plus démocratique, rapport au président de la République remis par le Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions, 29 oct. 2007, p. 88.
[19]LO n° 2009-1523 du 10 déc. 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution (JO du 11, p. 21.379).
[20] Constitution du 4 oct. 1958, la DDHC de 1789, Préambule de la Constitution de 1946, principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, Charte de l’environnement de 2004.
[21] Il s’agit là du caractère « nouveau » de la question. Cette nouveauté de la question posée s’apprécie non au seul regard de la disposition contestée, mais bien au regard du moyen d’inconstitutionnalité soulevé contre celle-ci (que le moyen n’ait pas déjà été évoqué à l’encontre de la disposition en cause, dans le cadre d’un contrôle a priori ou d’une précédente QPC). Bref, il s’agit que le caractère « nouveau » du moyen oblige à l’interprétation d’un texte ou principe constitutionnel dont le Conseil n’a jamais fait application.
[22] Art. 6 : « Droit à un procès équitable » ; art. 7 : « Pas de peine sans loi ».
[23] CC, n° 2010-6/7 QPC, 11 juin 2010, M. Stéphane A. et a., Article L. 7 du code électoral.
[24] L’art. L. 7 du code électoral entraînait une exclusion automatique de la personne condamnée des listes électorales, disposition déjà par ailleurs condamnée par la Cour EDH au regard de sa non-conformité aux stipulations de l’art. 6 de la Conv. EDH : Cour EDH, 1er juil. 2008, Calmanovici c. Roumanie, req. n° 42250/02. Dès lors, une décision en sens contraire du Conseil constitutionnel aurait eu pour inéluctable conséquence de voir le justiciable saisir la Cour EDH et la France ultérieurement condamnée… Dès lors, la déclaration de la contrariété à la Constitution de l’article L7 du Code électoral par le Conseil constitutionnel permettait de prévenir une condamnation ultérieure de la France par la Cour EDH.
[25] CJUE, 22 juin 2010, MM. Melki et Abdeli, aff. C-188/10 et C-189/10, demande de décision préjudicielle de la Cour de cassation – France.
[26] Art. 55 et 88-1 de la Constitution.
[27] Art. 88-1 de la Constitution : CC, n° 2004-496 DC, 10 juin 2004, LCEN, § 7 et n° 2006-540 DC, 27 juil. 2006, Loi DADVSI, § 17. En effet, contrôler le contenu de la loi de transposition revient de facto à effectuer un contrôle du contenu de la directive ; or autant il est juridiquement interdit au Parlement de ne pas transposer la directive, autant il est interdit au juge de contrôler le contenu de la directive…
[28] CC, n° 2004-496 DC, 10 juin 2004, LCEN, § 7.
[29] Ibid. Quand bien même il reste possible de s’interroger sur la nature exacte d’une « disposition expresse contraire » ? Si cette notion fait référence à la présence de degrés de normativité distincts au sein de la Constitution, la décision ne fournit aucune indication quant au moyen d’identifier explicitement de telles dispositions…
[30] CC, n° 2006-540 DC, 27 juil. 2006, Loi DADVSI, § 19.
